Sur l'île, une prison/La littérature à perpétuité
Da mauriziotorchio.
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La littérature à perpétuité
Récit carcéral de l'italien Maurizio Torchio, Sur l'île, une prison nous fait entendre la voix inoubliable d'un homme enfermé.
Après la littérature à l'estomac, l'écriture à l'os. Celle que pratique l'Italien Maurizio Torchio: sèche, coupante, mais infusée d'une inattendue veine lyrique. Une pièce à conviction, parmi d'autres : «Le surnom de Piscio venait du fait qu’il se pissait dessus. Son engin pleurait à cause de ce qu’il avait fait, disait-on. [...] Il ne se lavait jamais. Il n’était capable de rien. Être au même étage que Piscio était une torture pour tout le monde : gardiens et détenus. Alors nous le torturions.» Et sans doute fallait-il ça, la brièveté cinglante, sans apprêt, de cette derniere phrase, mais aussi le sertissage d'étranges métaphores sur ce fond cruel («Toro est lent, comme un pétrolier») pour dérouler ce récit carcéral, qui prend d'ores et déjà sa place auprès des grands du genre, Bunker, Wilde, Genet.
Le roman épouse tour à tour l'allure d'une chronique de la vie derrière les barreaux, où tout, de la merde aux perquisitions est consigné, et de la confession : le narrateur raconte les événements, un enlèvement avec séquestration, qui l'a jeté dans la prison insulaire du titre, puis le meurtre d'un gardien. On enchaîne les courts chapitres avec cette sorte de sidération impuissante qui nous rive à nos cauchemars, tant tout semble paradoxalement à la fois trop réel et irréel. Effet du fil faussement lâche de la parole du narrateur (faussement, car il se découvre progressivement que tout est noué avec la solidité du grillage qui obture la meurtrière d'une cellule). Mais effet surtout de la précision analytique de la langue qui, à force de dissoudre le quotidien en ses élements constitutifs, confine à l'abstraction. Et donne au texte, et à l'expérience carcérale, l'aspect d'un jeu de construction pervers, d'un assemblage mathématique de composantes. En chimie, on parlerait de réduction. Et c'est bien ça, la prison dan le roman de Maurizio Torchio : une terrifiante machine à réduire. La prison diminue littéralement. Elle rogne l'espace : « [...] le principe c’est de contraindre quelque chose à rester petit. Ça fait cinq ans que je n’ai pas pris l’air. Ma cellule fait quatre pas de long et deux bras écartés de large. Si je me mets sur la pointe des pieds, je touche le plafond. ». Elle érode l'humanité, rétrécissant les individus sur un impitoyable échiquier de rapports de force, les identifiant tout entiers à leur fonction. Ainsi, des surveillantes : «Et à force de s’accoupler entre gardiens ils sont devenus bizarres, comme un peuple de montagne. Reconnaissables. ».
Mais Maurizio Torchio retrouve la grande intuition de Beckett et de ses personnages démunis de tout, sauf de la parole, cette intuition qui mantien aussi au seuil de la vie le personnages enfermés d'un Antoine Volodine: le vide crée une sorte d'appel d'air. Où s'engouffrent les mots. Qui repeuplent le monde mort, recréent ce qui est perdu, agrandissent l'espace contracté. Les mots et leurs romans: le délit du narrateur, l'enlévement d'une héritière, devient lorsqu'il le raconte un conte de fées. Torchio et son narrateur sont trop lucides pour croire que la littérature sauve qui que ce soit. Mais ils savent que c'est un besoin irrépressible. Peut-être la seule façon de conjurer le rien. Celui à quoi réduit la prison, celui aussi peut-être de toutes les existences libres ou enfermées.